lundi 28 mai 2012

Enfance et précarités : impacts.... Par Iaqov Demarque.

Enfance et précarité : impacts.


Par Iaqov Demarque




1°. Des axes à définir :

Lorsqu’on parle de précarité, très souvent, on pense à « pauvreté » et ce mot réveille en nous, surtout lorsqu’il s’agit d’enfants, des images misérabilistes, à la Cosette. Et on a presque envie de dire : heureusement, chez nous, aujourd’hui, cela n’existe plus !
Tout d’abord, c’est malheureusement faux : si, ça existe encore, et bien plus qu’on n’ose l’imaginer ! Et ensuite, je dirais que, pour moi, le terme précarité désigne quelque chose de plus large, de plus vaste, qui se définit essentiellement par des manques affectifs et/ou éducatifs, des vides difficiles, voire impossibles à combler, des débordements aussi, qui en sont les conséquences directes.
C’est de cela que j’aimerais pouvoir parler avec vous, durant ces quatre heures de séminaire. Parler et partager : j’attends aussi de vous que vous apportiez votre propre réflexion, votre expérience aussi, lors de ces échanges que j’espère riches et constructifs.

2°. Etat des lieux de la précarité en Belgique :

Environ 19% ou près d’un enfant sur cinq vivent en situation de précarité en Belgique: ils vivent dans une famille dont le revenu est plus bas que la limite de risque de pauvreté comme définie par l’Union Européenne, un chiffre alarmant.
Or, la pauvreté étant sans doute la condition de vie ayant la plus grande influence négative sur le bien-être, le développement, et l’avenir des enfants. La thèse que la pauvreté est relative (et donc doit être considérée par rapport à une norme sociale qui indique ce qui est considéré comme nécessaire et souhaitable dans le contexte social donné) et multi-aspectuelle (et donc plus qu’une affaire de finances et, plus large comme une affaire d’exclusion matérielle), peut être définie comme suit :
La pauvreté est un ensemble d’exclusions sociales qui concerne plusieurs domaines de l’existence individuelle et collective. Cet ensemble exclut les pauvres des modes de vie généralement acceptés dans la société. Ils ne peuvent pas surmonter ce clivage par leurs propres moyens1.
Ce caractère multi-aspectuel de la pauvreté est repris dans un cadre plus large et multidimensionnel. Il s’agit des dimensions: temps, hauteur, largeur et profondeur de la pauvreté2 :
La première dimension de la pauvreté est le temps: cela souligne le caractère dynamique et reproductif de la pauvreté (continuation intergénérationnelle, transmission sociale). La deuxième dimension, la hauteur, concerne l’envergure de la pauvreté. Combien de personnes vivent en pauvreté selon une des définitions existantes? (…) La troisième dimension, la largeur, concerne le caractère multi-aspectuel (ou multiple) de la pauvreté: dans combien de domaines trouvons nous de l’exclusion ou des inégalités? (…) La profondeur est la quatrième dimension. Combien profonde est la distance avec le reste de la société? Combien de domaines sont cumulés et quel est le poids relatif de chaque domaine?

La Belgique appartient au groupe de pays les plus riches au monde. Des recherches et des rapports récents montrent néanmoins un nombre remarquablement élevé d’enfants à risque accru de pauvreté: c’est-à-dire: des enfants qui vivent dans une famille à bas revenu3 .
Des constations récentes indiquent que 18,6%13 de tous les enfants belges vivaient dans des familles avec un revenu disponible en-dessous dela limite monétaire de pauvreté européenne4 . Ce qui veut dire que les enfants courent un risque de pauvreté plus élevé que la moyenne (14,7%). Les différences régionales entre la Wallonie et la Flandre sont grandes (respectivement 21,8% et 11,7%).

Ces quelques chiffres, déjà interpellants, ne donnent pourtant qu’une idée très relative de la question.
En effet, ces statistiques ne concernent que les enfants de familles BELGES, même si pour Bruxelles ils incluent quelques grandes familles allochtones.
Que dire, de tous les autres ?
Nous vivons dans un contexte international de crise, et la situation particulière de Bruxelles, en tant que capitale de l’Europe, confère à la Belgique, dans l’esprit de bien des populations étrangères, un statut de terre d’acceuil, de pays riche, de lieu d’espoir et de reconversion.
On ne compte plus, aujourd’hui, à Bruxelles, les nouveaux arrivants, presque toujours clandestins, sans papiers, demandeurs d’asile, qui affluent quotidiennement, très souvent, et particulièrement dans le cas des familles Rom, avec femmes et de nombreux enfants. Idem pour ce qui concerne les « MENA5 », et le nombre croissants de jeunes qui pour diverses raisons, se retrouvent, du jour au lendemain, à la rue. C’est de ces jeunes et de ces enfants-là que je voudrais parler durant ce séminaire.
Et pour planter le décor, je commencerai par vous en présenter quelques-uns, sous forme de vignettes cliniques.

3°. Quelques vignettes cliniques :

1°. Ahmed.

Je suis contacté un matin par une jeune femme, employée dans un centre culturel arabe de la commune de St Josse. Elle me dit avoir connaissance du cas d’un jeune homme en grande difficulté, apparemment sous payé par la responsable d’un salon de coiffure qui l’emploie depuis deux mois. Comme elle me propose de le rencontrer après 18h00, j’accepte d’y aller en sa compagnie. Le rdv a lieu dans un café.
Ahmed se présente d’abord comme ayant 22 ans, et dit être venu du Maroc pour exercer sa profession de coiffeur en Belgique. Il se dit aussi infographiste. Il est accompagné d’une jeune fille, marocaine elle aussi, et qui ne parle que l’arabe. Ahmed, lui, parle relativement bien le français. Il prétend avoir une vague tante, chez laquelle il peut aller dormir.
Dès le départ, deux éléments attirent mon attention : d’abord l’évidence de leur très jeune âge, et surtout le fait qu’il n’a absolument aucun papier et qu’il se recoupe en répondant à des questions portant sur la date de son arrivée en Belgique, l’adresse de sa tante, pourquoi il ne loge pas chez elle, etc…
Depuis dix jours, il loge dans le café, dormant sur une banquette après la fermeture. Il travaille effectivement dans un salon de coiffure, où il est payé 70 € par semaine, alors qu’il travaille à temps plein. Bien entendu il n’est pas déclaré ! C’est d’ailleurs aussi le cas de sa jeune compagne.
Je leur propose à tous deux de venir le lendemain à la permanence de la Maraude, afin qu’on puisse éclaircir la situation et trouver un endroit décent où les loger.
Ahmed viendra seul, deux jours plus tard. Au cours d’un long entretien, il craque et raconte son histoire.
En réalité, il n’a que 16 ans, et il est en Belgique depuis six mois, au cours desquels il a vécu de menus expédients. C’est lui-même qui a détruit ses papiers, afin de pouvoir se faire passer pour majeur, et aussi pour que personne ne puisse prendre contact avec sa famille. Il est venu en Belgique, en transitant par l’Espagne, la France et le Luxembourg. Il a très peur d’être rapatrié, auquel cas il serait très sévèrement puni, voire battu par la Police marocaine. (Vérification faite, ceci s’avère exact : tout mineur d’âge fugueur, revenant au Maroc, est systématiquement battu et arbitrairement emprisonné pour quelques jours, voire quelques semaines !)
A l’entendre, ce serait l’extrême pauvreté de sa famille qui l’aurait poussé à tenter sa chance en Belgique, notre pays semblant être connu au Maroc comme étant un pays de cocagne, où tout un chacun peut trouver de l’emploi sans devoir chercher ni attendre.
Ahmed aura beaucoup de chance : nous parviendrons à le faire admettre dans un centre pour MENA où il pourra dans un premier temps poursuivre sa scolarité et donc obtenir une régularisation de sa situation en tant qu’étudiant. Par la suite, il pourra s’il le désire, chercher et obtenir un emploi légal, et s’établir définitivement en Belgique.
Mais pour un MENA sauvé, combien d’autres restent sur le carreau, n’ayant à terme d’autres ressources que la délinquance, les trafics divers, la prostitution….

2°. Jennifer & Co.

Jennifer a 17 ans. Elle est maman, depuis près d’un an, d’une petite fille.
Sa maternité, sa vie de femme, elle est incapable de les assumer : dans sa tête, elle a tout au plus treize ou quatorze ans. Comme sa sœur, d’ailleurs. Comme sa mère aussi….
Sa mère, appelons-là Jocelyne, a toujours connu la marginalité, la précarité, n’hésitant pas, pour survire, mais aussi pour s’offrir les « plus » auxquels toute femme espère, de pratiquer le plus vieux métier du monde.
Une seule valeur semble la motiver : l’argent, qui lui fait défaut, et qui faute de pouvoir être, lui donne au moins la possibilité de paraître. Ou de par-être, « être » par procuration.

Sur ces plans, ses filles sont sa copie conforme.
Pourtant, à l’observer, à l’écouter, même et surtout sans sembler s’y intéresser, auquel cas elle se ferme comme une huitre, Jennifer souffre, bien au-delà de ce qu’elle peut admettre ou formuler.
Le manque, le vide, l’absence d’un référent au « nom du Père », ressentie jusque dans sa forclusion laisse en elle une béance terrible !

3° Mamadou.

Il a 19 ans. Il est arrivé d’Afrique centrale il y a deux ans déjà, d’abord avec un visa d’étudiant, qu’il ne possède plus aujourd’hui. Il est donc sans papiers, en séjour illégal, comme nombre d’autres…
Durant plusieurs semaines consécutives, il est venu à la permanence, pour…téléphoner !

D’abord, en prétendant que c’était pour trouver un logement, pour régulariser sa situation.
Mamadou est à la rue, seul, très seul. Toujours vêtu des mêmes vêtements, dont un imper de l’armée belge. Il ne semble pas être sale, mais il dégage une très forte odeur d’urine, difficile parfois à supporter, et qui lui vaut souvent des remarques désobligeantes, y compris de certains travailleurs sociaux.
Très vite, on s’est aperçu que ses coups de téléphones concernaient tout autre chose que sa régularisation ou la recherche d’un toit : il appelait des amis, peut-être même d’ailleurs, imaginaires.
Téléphoner, c’est communiquer ! Mamadou cherche l’autre, cherche à être entendu, à pouvoir se dire, dire cette souffrance qui est sienne et qui le ronge, jusqu’au désespoir, jusqu’à la violence !
Car Mamadou est violent ! Très violent, même !
On s’en est aperçu vraiment un vendredi. Un travailleur social lui ayant refusé l’accès au téléphone, il a littéralement « pêté les plombs », renversant à terre ce qui couvrait le bureau de celui qui osait lui poser une limite, menaçant de tout casser, vociférant. Il a fallu se mettre à plusieurs pour le contenir et le mettre dehors. Son poing, violemment lancé vers la figure d’un de nos stagiaires, a abouti, dans un bruit sourd, sur le mur. Je n’ose imaginer ce qui se serait passé s’il avait atteint sa cible.
Pendant plus de vingt minutes, il reste là, comme statufié, les bras le long du corps, les yeux lançant des flammes….
Je l’observe. Je le sens au bord des larmes, prêt à craquer. Ca me fait mal….
Je sors, et je m’approche lentement de lui, sur le côté, pour ne pas le surprendre. Pendant de longues minutes, je reste là, près de lui, sans le regarder ni rien dire. Puis je lui demande : « ça va mieux, Mamadou » ? Il me regarde, yeux dans les yeux, et me répond « oui ».

On parle un peu. Il est obnubilé par un papier qu’il dit avoir laissé sur le bureau. Il sort de sa poche un tas de papiers sales, usés, qu’il regarde comme un trésor.
Je l’invite à rentrer.
Il s’assied.
Je reviens vers lui, et lui demande s’il veut me parler de sa souffrance, de ce qui le ronge. Il est déstabilisé, il hésite entre sourire et se fermer, puis il me dit : « je ne vais quand même pas vous parler de ça, vous n’êtes pas médecin ! » il a les larmes aux yeux, il tremble…. Puis, comme dans un souffle, il dit : « j’ai besoin qu’on m’aide, oui ! »Je saisis la perche, et je me risque. Je lui tends ma carte professionnelle en lui disant : « tu as raison, je ne suis pas médecin, mais tu peux me parler, en toute confiance. Et si je peux t’aider, je le ferai. »
Alors, il commence à se livrer….
J’apprends qu’il a fait plusieurs séjours en hôpital psychiatrique, qu’il s’en est chaque fois enfui, qu’il devrait prendre des médicaments, mais qu’il refuse, parce qu’il a peur…
La peur ! tout en lui transpire la peur…. Jusqu’à son odeur corporelle, terrible mélange d’urine et de sueur… Une peur qui ne date certainement pas d’hier, et qui doit s’enraciner dans son vécu d’enfant. Qu’est-ce que ses yeux ont pu voir, là-bas, dans ce Rwanda qu’il a fuit ?

J’aimerais vraiment pouvoir l’aider. Mais il se lève, et s’en va. Mal à l’aise, à cause de regards, de réflexions…. Pas facile d’opérer dans ce climat…
J’espère que je le reverrai, dans de meilleures conditions.

4°. Farid .

Il est là, un matin, assis, une Jupiler à sa droite, dans un couloir de la Gare du Nord. Le regard fixe, absent….
Mon collègue et moi, nous allons vers lui. Bonjour, échange de poignées de mains… Visiblement, il est sur le qui-vive : il nous a pris pour des flics ! nous lui montrons notre badge, et lui expliquons en quoi consiste notre travail. Il se détend, et se met à parler, parler !
Il n’est à la rue que depuis une semaine, et il se sent perdu. Il est Tunisien, sans papiers. Il nous parle de lui, de son père, mort très récemment, de sa solitude, de ses peurs. Il pleure….
Il parle de l’alcool, dont il voudrait pouvoir se débarrasser, sans y parvenir.
Puis, tout à coup, il me montre un badge, avec son nom… Il vient d’un hôpital psychiatrique…. Dans la conversation, il me dit être à court de médicaments. Je lui demande lesquels : il sort de sa poche un emballage vide : Zyprexa !

Il en prend deux fois 5 mg par jour.
Farid est psychotique, et très vraisemblablement schizophrène, puisque ce médicament, mis sur le marché pharmaceutique depuis peu, est spécifiquement destiné aux cas de schizophrénie productive.
Il souffre très certainement de délires, d’hallucinations… Et je sais le risque qu’il encourt s’il ne peut se procurer son neuroleptique. Je sais aussi que je ne peux pas l’aider sans l’appui d’un psychiatre. Il le sait aussi : ses peurs transparaissent clairement dans son discours.
Mon collègue (psy comme moi) lui demande s’il aimerait lire, pour tromper sa solitude. Son visage s’éclaire, et il lâche « oh oui ! » Mon collègue lui promet de lui apporter un livre, dans l’après midi. Je lui dis aussi que je reviendrai, pour parler avec lui, puisqu’il me le demande.
Rentré à la permanence, je téléphone au SMES6, et j’obtiens, dès l’après-midi, un rendez vous pour Farid chez la psychiatre de la cellule d’intervention7.
Presque un exploit, tant ce genre de rdv est difficile à obtenir, même en urgence.
Malheureusement, dans l’après-midi, Farid fera défaut à mon rdv… A-t-il eu peur ? probablement. J’espère que je le reverrai rapidement : la psychiatre m’a assuré que je pourrais lui adresser dès que je le reverrai. J’espère seulement qu’il ne sera pas trop tard…. J’ai demandé à mon médecin traitant de me prescrire une boite de Zyprexa, pour Farid. Elle a accepté. Mais je n'ai plus revu Farid.....

5°. Etre attentif, à l’écoute, savoir aider.

La première remarque que je ferais, est qu’il n’est pas facile ni évident, ni pour soi-même, ni pour les équipes de travailleurs sociaux, de tenir sa place de psychanalyste dans le contexte de la rue, ni surtout d’y être accepté et reconnu en tant que tel.
La plupart des travailleurs sociaux des équipes dites « de terrain8 », c'est-à-dire travaillant directement au cœur de la réalité de vie des personnes précarisées, sont des bénévoles ayant appris leur métier sur le tas. Ce qui est loin d’être négatif : ils connaissent vraiment ce métier très particulier, et beaucoup font preuve d’une très grande expérience, tant de terrain que sur le plan des relations humaines. Mais ils peuvent parfois se montrer très réticents, face à l’arrivée d’un nouveau venu, particulièrement s’ils le perçoivent comme un professionnel de la santé mentale. La « peur du psy », alimentée par moult clichés, n’est pas une légende !
Dès lors, les questions, surtout non directement formulées, fusent : « pour qui il se prend, celui-là ? » « Qu’est-ce qu’on à foutre d’un psy dans l’équipe ? », et d’autres questions me viennent quant à moi, à l’esprit : pourquoi si peu d’intérêt pour la santé mentale, dans ce contexte particulier du travail social ? Comment y tenir ma place d’analyste ? Quelles sont les priorités ?
Ou encore : qu’est-ce que je peux apporter, comme psy, tant à mes curieux patients, qu’à ceux et celles avec qui je suis amené à travailler ?
Je m’aperçois, depuis quelque temps, que non seulement je ne peux rentrer dans le cadre restrictif que m’impose une « appartenance » à un service de prévention communal, mais que le cadre même de mon intervention auprès des plus démunis, et particulièrement auprès des enfants (et de leurs parents, qui en aucun cas ne peuvent être laissés pour compte !) demande à être repensé, adapté : je crois vraiment qu’un psychanalyste à sa place dans la rue, à l’écoute des exclus, mais je pense que s’il veut vraiment être à même de les aider, il se doit de revoir sa manière d’être et de penser, comme praticien.
Cela peut sembler être une lapalissade, mais croyez-moi, c’est loin d’en être une : Je crois en l’efficacité de la cure analytique, mais je pense aussi que l’analyste doit avoir assez de bon sens, voire d’humilité, pour s’adapter à ses patients ! dans tous les cas, et très certainement lorsqu’il s’agit de se mettre à l’écoute de personnes vivant l’extrême de l’exclusion, du rejet et de la précarité !
Je cite à ce propos Olivier Douville, s’exprimant dans une conférence sur le sujet de la grande précarité et de la place de l’analyste dans un travail de terrain, particulièrement lorsqu’il est directement confronté à des réalités telles que l’addiction, qu’elle soit pharmacologique ou alcoolique :

« L’errance, l’exclusion ne sont pas des maladies, ce sont des situations sociales graves, mais  comment aborder un errant, toxicomane de surcroît,  sans également supposer qu’il y a des fonctions psychiques de l’errance, et qu’il y a de même des fonctions psychiques de la toxicomanie, il y a des fonctions psychiques de la coupure avec autrui, que ça ne se réduit jamais à un tableau de perte sèche. Et je pense que c’est cela que nous apportons. Mais alors ça implique  aussi pour le psychanalyste d’être très exigeant vis-à-vis de sa doctrine et de ne pas tout de suite être dans la fascination pour le sujet-sans – le sujet réduit à un quia, le sujet réduit à zéro –, être dans la fascination pour un usage très plat de ce concept  de la pulsion de mort, réduit à la pulsion de destruction. Ce genre de pathos conceptuellement débile nous rend le plus souvent complètement aveugle et sourd à ce qui s’obstine et se crée, du côté d’Éros aussi, dans les situations de grande exclusion.
Je pense que c’est plutôt quelque chose de ce pari du sujet, de ce pari de la vie psychique que j’ai pu amener et qu’il ne s’agit en aucun cas de superviser des équipes ou de leur apprendre à être dans le contact humain ou dans le lien humain, ce qui évidemment ne s’apprend pas. Il s’agit de proposer un levier pour soulever le monde de la relation possible, mais pas d’apprendre ce qu’est la relation ».

La drogue, sous toutes ses formes, fait partie de ce que j’appellerais une « culture de la rue ». je ne connais pas un seul SDF, un seul exclu qui n’ait au moins recours à l’alcool. Parce que ce dernier agit comme un excellent antidépresseur, parce qu’il permet de se mettre psychiquement à l’abri d’une réalité trop dure pour être supportée. C’est la Jupiler de Farid, la coke de Mamadou, le « joint » de presque tous, pas du tout inoffensif lorsqu’il se fume à haute dose…
Les enfants, même les plus jeunes sont pour beaucoup concernés. Se remplir d’un produit, surtout s’il permet la fuite d’une réalité trop difficile, trop dure, est un moyen de combler ses manques, affectifs ou autres. On y a d’autant plus recours, dans l’excès, qu’on n’a pas pu se construire de bord, de limite.

( à suivre)

Iaqov Demarque,
Psychanalyste


NOTES :

1Annuaires néerlandophones « Armoede en Sociale Uitsluiting » Vranken et al., 2007: 36

2Vranken et al., 2007: 37).

3EU - The Social Protection Committee, 2008; UNICEF Innocenti Research Centre, 2005 & 2007; Morissens et al., 2007

4EU - The Social Protection Committee, 2008;Morissens et al., 2007

5MENA = Mineur étranger non accompagné.

6Santé Mentale & Exclusion Sociale.

7Cellule d’appui médico-psychologique d’intersection entre la santé mentale et l’Exclusion sociale.

8 Je ne parle pas des travailleurs sociaux des institutions, comme les CPAS ou certains centres d’accueil, qui sont, eux, essentiellement des assistants sociaux et, plus rarement, des psychologues. Je déplore d’ailleurs le fait que ces derniers soient si peux nombreux, et qu’on n’accorde pas plus d’importance à la santé mentale des usagers !

Quelques réflexions, autour de deux questions... (Synthèse, par Iaqov Demarque)

Quelques réflexions, autour de deux questions... 


(synthèse, par Iaqov Demarque)


1°. Quels nouveaux mots pourrait-on trouver, pour désigner, d'un point de vue psychanalytique, une aide respectueuse des personnes ?

2°. Comment se situer, en tant que psychanalyste, dans un travail de rue ?

Une première remarque, de Cathy Raynaud : Il est nécessaire que le psychanalyste se nomme, et qu'il puisse disposer d'un lieu; d'un endroit fixe ou il puisse recevoir.
Pour Gérard Barrallié, si l'analyste doit bien être en position d'accueillir ou pas une demande, il n'est pas utile qu'il entreprenne lui-meme des offres de service, surtout si c'est dans l'anonymat. Il insiste aussi sur le fait qu'il faille éviter sentiments et esprit « charitable » : comme il le dit, un psychanalyste n'est pas un boy scout ! Il fait aussi nettement la différence entre psychanalyse et psychothérapie : si le psychanalyste est bien compétent pour exercer cette dernière; il s'agit de deux praxis différentes, qui ne s'adressent pas aux mêmes territoires psychiques.

Joelle Caron Zeitoun trouve que l'on peut être psychanalyste, et oeuvrer sur un mode totalement différent de celui de la cure-type ce qui est d'ailleurs aussi le cas lorsque l'on travaille avec des enfants autistes; que ce soit à titre privé ou en psychothérapie institutionnelle.
Elle souligne très justement le fait que, dans un travail de rue, on est dans le registre du vital, et pas de l'existentiel : Il n'y a plus de cadre possible; a priori, dans la rue : il a totalement explosé !

Dans un même ordre d'idées, Sandra Verdrel dit que le psy de rue travaille dans l'urgence, et que de ce fait, il lui faut avant tout parer au pire. Pas question, donc, pour le psy de rue, de se positionner en tant que psychanalyste « classique » dans le monde de la rue, où le plus important est de contenir; offrir un cadre de support à des gens totalement désarrimés. Il importe juste d'être là, dans l'empathie; à les écouter; tenter de répondre à leurs angoisses et; dans la mesure du possible, de travailler en collaboration avec les services sociaux.

A la question posée par Stéphane Ferretti, à savoir ce qu'elle entend par « pratiques thérapeutiques », Sandra Verdrel répond que ce sont des pratiques qui visent à rétablir du lien, à permettre le « faire parler ».

Personnellement, et à propos de ma pratique sur ce terrain très particulier de la rue, je travaille quotidiennement avec une équipe de travailleurs sociaux, puisque je suis intégré dans un service de prévention qui s'occupe essentiellement des SDF, des sans-abris, et aussi de personnes sans papiers, en cours ou non de régularisation.

Si j'ai bien la possibilité de disposer d'un local pour recevoir certaines de ces personnes pour des « entretiens psy »; l'essentiel de mon travail se déroule dans la rue. Mais que cela soit dans l'un ou l'autre cas, il est évidemment hors de question pour moi d'entreprendre des psychanalyses « classiques » ! Cependant, je reste convaincu que l'état de psychanalyste est un état ontologique et, partant de ce fait, il est aussi évident que mon regard, mon écoute vis à vis de mes curieux patients seront empreints de cet état ! Et ce même si, travaillant la plupart du temps dans l'urgence, mon travail sera plus celui d'un psychothérapeute que celui d'un psychanalyste. Les objectifs aussi sont très différents il s 'agit ici de travailler vite, de pouvoir soulager rapidement; ou à tout le moins ré-assurer les personnes, les aider à redevenir les sujets de leur propre vie. C'est un travail aussi où il me faut parfois être directif...

En ce qui concerne la question de Gérard; qui se demandait s 'il était souhaitable que le psy anticipe sur la demande formulée par ces usagers; sans hésiter, dans ce contexte très à part et hors normes, je réponds « oui » ! La demande existe bien; même si elle est rarement explicite ! Et par conséquent, oui, il faut pouvoir l'anticiper. Ne pas le faire, ce serait toujours risquer de passer à côté de choses importantes, voire essentielles pour les usagers. Mais il est évident que cela implique une bonne connaissance du « terrain », et d'avoir pu acquérir la confiance des personnes.

Quant à la question d'aller le soir ou la nuit à la rencontre des personnes, je pense aussi que c'est nécessaire, dans la mesure où certaines d'entre elles ne sont visibles que la nuit; soit qu'elles travaillent de la journée, soit qu'elles mendient ou passent le plus clair de leur temps à rechercher de la nourriture ou même un toit. Mais je suis bien conscient du fait que cela peut comporter des risques, a fortiori lorsqu'on travaille en solo.

Enfin, concernant le vocabulaire à employer pour définir ce type de thérapie, je proposerais « ré-assurance », ou même « re-sujetion ». Rendre à chacune et chacun la conscience de son humanité, leur permettre de reprendre confiance en eux-mêmes, la possibilité d'un mieux vivre, voire même d'un « bien vivre ». Pas question de vouloir « réinsérer » des personnes qui ne l'ont jamais été, ni surtout de vouloir les fondre au moule de notre prétendue normalité ! Ne perdons jamais de vue le fait qu'un sans-abri a lui aussi des choses à nous apporter et à à nous apprendre.

Iaqov Demarque

Les personnes de la rue , les artistes de la rue.... Par Guillaume Pélican.

Les personnes de la rue, les artistes de la rue....


Une réflexion de Guillaume Pélican


Que l’on soit psy ou artiste , la vie mentale , l’espace mental échappe , et échappe bien du point de vue de l’identité , de la conscience , et du point de vue qui rassemble nos processus d’activité mentale .
Pour les psy , l’approche des personnes en souffrance est établie .
J’avancerais ici par une espèce de modèle .

Prenons une école , qui est dans le rapport que l’on sait au travail ,aux autres , au corps enseignant et a la société .
Un élève avance dans cette trame d’impressions sociales , effets mentaux des présences , des présentations , des informations .
Les savoirs et les autres .
Mais l’élève ne connaît pas l’organisation de l’école , au sens d’un ensemble de parties dans un ensemble , de composition intellectuelle , artistique , perceptive , comme un jeu de société .
Ce qui signifie qu’il n’a pas la possibilité de motivation de construction de récit sur ces parties.
Des portes , des bureaux , des personnes qui parlent a un niveau ,un titre , d’une position , dans un flux , sur un fond …il ne va pas appliquer des connaissances géométriques , de dessin , de littérature, de math ,de physique .
Ce contexte et fortement découpé , et sans que la motivation et le lien social puissent être travailler avec les outils des activités et des connaissances .
Avec la société on retrouve ce même problème .
Je crois que nous pourrions essayer de créer un festival du jeu de société artistique avec le groupe psy en rue .
Et peut etre le faire entièrement a la craie au sol .


Voila la rue , chacun s’y prépare , au moment de sortir .
Croiser ce qui constitue la modification de l’attention en fonction de ce qui arrive .
Une représentation et une simulation de cette perception.
Le lien social dans un espace, ici, sous forme de jeu , possible a l’échelle d’une rue , d’un quartier , d’une ville .
Motivation pour les personnes de la rue a voir l’espace d’une ville comme un changement de case .
La case devient l’interface de la construction du lien a l’autre .
Case dans le monde sensible , et le monde sensible articulé au système perceptif dont la mémoire inspire l’espoir créatif et relationnel .
Transposition et parralelle dans l’espace mental .
A cotés de l’errance et sa singularité , une autre singularité en découverte tournée vers l’echange culturel .
Presque sans trop s’en rendre compte , sans effort couteux , la personne de la rue entreprend une démarche culturelle , en y trouvant peut etre quelques solutions .


Guillaume Pelican