Par Iaqov Demarque, psychanalyste.
Cet après-midi, je décide d’aller “marauder” du côté de la Gare du Midi, à Bruxelles.
Histoire de faire un peu de repérage, de distribuer quelques flyers pour le prochain repas de la Maraude, quelques “bons plans”, aussi, avec les coordonnées de “Psys en Rue”.
Tiens, ça va vite, aujourd’hui : à peine trois quarts d’heure... ben oui, c’est le WE !
Sur place, j’observe....
Un groupe de Polonais papote, une canette ou une bouteille de Ravini à la main. Un faux martini, à 3 euros 50 le litre, qui vous nécrose le foie en deux temps trois mouvements. une belle saloperie ! Mais bon, je les comprends : ça saoule, ça déstresse...
Soudain surgit un jeune Marocain, très excité, visiblement sous l’influence d’autre chose que le Ravini. Speed, ou coke, à coup sûr !
Il est hyper agressif, et s’en prend à un des polonais. Il le menace, le frappe, part, revient, recommence ses agressions. Au moins une dizaine de fois.
Il balance son pied dans un vieux robot de cuisine, dont la coque éclate. Il hurle ! Le polonais reste calme, il ne riposte pas.
Soudain, le Marocain lui arrache sa casquette et part avec....
Je m’approche du groupe, et je demande aux Polonais pourquoi il est si énervé. Réponse à laquelle je m’attendais : drogue.
Il revient....
Il agresse à nouveau le polonais, puis me regarde, et surtout regarde mon badge.
Je lui parle.... “Pourquoi êtes vous si énervé contre lui ?” Il m’explique que c’est son ami, qu’il lui avait confié un sac de chemises qu’il comptait revendre, et qu’il les lui a volées....
puis tout à coup, il repète un câble, empoigne le bol en plastique du vieux robot de cuisine, le casse, et menace de taillader le visage du Polonais avec. Ils s’empoignent, ça commence à cogner dur.
Dans ma tête, tout se passe très vite : je fais quoi ? Le 101, pour appeler les flics ? Non, je ne peux pas faire ça, ce serait violer moi-même ce que je suis, et les enfoncer encore plus...
Alors tant pis, j’y vais !
J’attrape un bras du jeune marocain, et je lui dis : “arrête, ça ne sert à rien !”.
Il lache le Polonais, me regarde droit dans les yeux, et me tend la main, en me disant : “il a de la chance que t’étais là, j’allais le tuer !” Puis il vient s’asseoir , par terre, près de moi, à l’entrée des escalators. On parle. Il s’appelle S.
Il s’en va, ensuite, oubliant son petit sac à dos.... Je le ramasse et essaie de le rejoindre, mais il a disparu, je ne sais où... de toutes façons, son sac est vide....
Retour vers les Polonais. Je sens que j’ai marqué des points... Il n’y en a qu’un du groupe qui parle plus ou moins bien le français. On parle, on échange... Contact établi, c’est positif !
Je repars vers l’arrêt “Suède”, à pieds, longeant la Gare.
Sous le porche d’entrée, deux femmes, assises à terre, une “Gordon” à la main.
L’une d’elle me dit “ah, bonjour cher ami, comment allez-vous ?” ...je ne la connais pas, je ne l’ai jamais vue. mais je décide d’entrer dans son jeu....
Je m’assied par terre, à côté d’elle.
Elle me parle, me montre sur ses bras, des plaies pas très nettes... Pansements sales, imbibés de pus... Merde, je n’ai pas ma trousse.... (ben oui, il m’arrive de jouer les infirmiers !)
Elle me raconte sa vie, ce qu’elle endure. 23 ans de rue ! La misère, les rats, la crasse, les MST.... Elle doit avoir moins de 50 ans, et en paraît 25 de plus...
Elle est très lucide sur sa situation, très objective. C’est X, la “reine de la Gare du Midi”.
Elle remarque mon badge et me demande : “tu es psychologue ?” (eh oui, le “tu” est de mise, dans ce milieu, n’en déplaise à certains “confrères” !) Je lui réponds : “non, je suis psychanalyste”. ... “Ah, ok, ben c’est le même ! je vais te présenter à ma copine, elle a besoin de toi !”
Présentations....
Merde, c’est Y. que nous avions recherché, avec la Maraude, sans la trouver... Et voilà que je l’ai devant moi !
La trentaine, très lucide elle aussi. Elle m’explique ses problèmes... Je l’écoute, je l’entends, j’entends sa souffrance surtout....
Je les revois demain... Avec ma trousse, et des sandwiches. Elles ont faim....
..................
Etre psy en rue....
Ca me fait penser à mon travail, déjà “hors cadre” avec des enfants autistes, au domicile de leurs parents.
Mes patients “à la rue” sont aussi, enfermés dans une forme d’autisme.
Nous n’avons pas à leur imposer un “cadre”, mais à accepter de nous fondre dans le leur. Comme pour les autistes : nous n’arriverons jamais à rien si nous voulons à tout prix les faire “sortir de leur bulle” : c’est à nous de les apprivoiser, comme le Petit Prince avec le renard, et d’entrer dans leur monde, pour engager, enfin, un dialogue et une écoute qui soient vrais ! Tisser des liens....
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